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La Diaphane

Voilà. On l'a posée là ; emmaillotée, sur la table en formica. Et basta !
- Attention, c'est pas un abandon, juste un prêt, jusqu'à ce qu'elle parle... a dit la jeune femme qui a apporté le paquet.
- Et pour manger ? a demandé la moins jeune.
- Tout est dans le sac, a répondu l'autre...
Et elle est partie, sans un regard pour l'enfant, sans un merci aux parents.
- Et tu l'appelée comment ta petite ? a questionné le vieux par la fenêtre.
- Trouvez-lui un nom, j'ai pas d'idée.
C'était le début de l'hiver. On n'avait pas encore allumé la chaudière. Le vieux est descendu à la cave.
Quand il est remonté, il s'est approché du paquet sur la table, a allumé la lumière pour mieux la voir. Sous le néon fatigué, la petite dans ses langes, s'éclairait en pointillé, comme un santon dans la crèche.
- Je vais la déballer, a dit le vieux.
- Attends, a dit la vieille, j'allume le four.
L'homme l'a regardée avec des yeux tout ronds. Elle a souri de toutes ses rides.
- Mais non, on va d'abord l'engraisser. Allons, Oscar, c'est juste pour qu'elle n'attrape pas froid, elle a l'air si petite.
Oscar a regardé sa femme s'agenouiller devant le four et craquer l'allumette devant l'arrivée de gaz ; ça faisait bien longtemps que le four n'avait pas produit une petite douceur. Peut-être qu'avec l'enfant...
La porte ouverte a vite laisser s'échapper une douce tiédeur.
Le vieux a entrepris l'épluchage, couche après couche : sous la lumière blafarde, la petite est apparue. C'était un spectacle inédit pour ses deux là. Un corps si frêle qu'il paraissait translucide. Sous la peau du bébé transparaissait le dessin de ses veines, le battement de son coeur. Nue, sur son épaisseur de tissus, la petite a cligné des yeux, comme pour répondre au néon, elle a regardé les deux personnages qui s'affairaient autour d'elle, elle a écarté les jambes et elle a pissé.
Quand le vieux a voulu la saisir, de ses mains calleuses et fraîches, la petite a hurlé. Ils se sont écartés comme s'il elle allait éclater en morceaux. Ils se sont regardés puis ont observé le phénomène.
Orage dans le corps : le cri de colère de l'enfant semblait zigzaguer sous sa peau et diffuser une lumière rouge-orangée, comme des éclairs à travers un rideau de lin.
- Ça promet ! ont-ils dit ensemble.
- Elle doit avoir faim, a suggéré Oscar.
Mado s'est penchée sur la question : ah oui, le sac. Un fond de poudre dans un bocal, une mesure en plastique et un biberon. Elle qui était passée directement du sein à la cuillère !
Pendant ce temps, Oscar avait réchauffé ses mains à la porte du four. Il a saisi la petite dans une serviette douce. L'enfant s'était tue et son corps était redevenu pâle, tout juste teinté de bleu.
- Diaphane, a-t-il murmuré en la regardant.
La petite a émis un ah, comme pour acquiescer. Mado a dit, c'est joli.
Pour la faire patienter, il a commencé à lui parler du bon lait qu'elle allait boire. Sans doute était-elle trop petite pour écouter une vraie histoire : à cet âge, on ne comprend pas les mots ! Mais, la présence de l'enfant le ramenait à son jeune âge ; comme pour retrouver un temps à jamais révolu, il a fait jaillir la ferme et le chemin qui y menait, le pot à lait qu'on faisait bien balancer à l'aller pour qu'il se tienne tranquille au retour, la Marguerite, celle qu'on aimait bien parce qu'elle se laissait traire et la première gorgée - tu te souviens Mado ? - celle qui était interdite car il fallait le faire bouillir le lait; il a emmené l'enfant sur le chemin du retour, celui où on marchait sur des oeufs pour ne pas perdre une seule goutte, puis lui a présenté sa mère qui demandait « tu n'en as pas bu, au moins ? », il disait non avec la tête et en souriant elle essuyait du bord de son tablier, l'écume de la faute quotidienne sur le bord de ses lèvres.
Le biberon était maintenant à bonne température. La petite a suçoté doucement la moitié du flacon puis elle s'est détournée.
- C'est tout ?
Le bébé a répondu par un rot tonique. Oui, c'est tout.
Les mois ont passé : ils se sont apprivoisés les uns les autres. Diaphane a souri et même ri aux éclats quand le grand-père lui chatouillait le ventre avec sa barbiche. Son corps tressautait alors en irradiant une jolie teinte indigo.
Un jour, Oscar est allé à la ville : il a rapporté des flacons, des pigments, des pinceaux et tout le nécessaire pour représenter les états d'âme de Diaphane. A deux ans, la petite pouvait étaler les couleurs sur des grandes feuilles, à côté de son grand-père qui improvisait sur toile.
L'enfant grandissait normalement, étonnamment normalement ; pas épaisse, c'est sûr, vu le peu de nourriture qu'elle acceptait, mais le pédiatre ne trouvait aucune d'anomalie. Oscar avait maigri depuis qu'il avait pris en charge les repas de sa petite-fille ; il passait le temps du déjeuner et du dîner à raconter les petits plaisirs passés ou présents. Du coup, il picorait, lui aussi. Mado, en revanche, s'était rembourrée, en finissant compotes et purées. Finalement, elle étant un peu maigre et son mari un peu bedonnant, ils s'y retrouvaient.
Le jour des trois ans de Diaphane, sa mère est revenue. Elle a assisté au déjeuner. Elle a vu une enfant sage ouvrir de temps en temps la bouche pour deux rondelles de carotte, une fourchette de riz, un morceau de poisson, trois cuillères de faisselle et un quart de poire. Elle a vu l'enfant gober les mots du grand-père racontant une histoire de pêche au brochet.
- Tu la gaves avec tes mots ! a-t-elle dit.
Quand elle a essayé de faire parler sa fille, Diaphane a dit « bleu ou vert? ».
Oscar connaissait la couleur de la colère. Il a essayé de prévenir sa fille. Sourde, la mère, si sourde que quand elle a commencé à vouloir habiller l'enfant pour partir, Diaphane s'est mise à trépigner et à crier en crescendo. En culotte sur le tapis, son corps envoyait des faisceaux lumineux jaunes et verts : elle tournait sur elle même pour échapper à la prise de cette femme qui voulait l'enlever.
- Ça promet ! a dit la jeune femme.
Elle a empoigné l'enfant, l'a bâillonnée avec une main jusqu'au silence qui a duré, qui a duré, qui a duré...
Diaphane s'est laissée enfourner dans une deux chevaux ; les larmes muettes opacifiant ses yeux transparents, elle n'a pas vu Oscar et Mado lui dire au revoir de leurs mains tristes et de leurs yeux mouillés.
Deux ans après, le téléphone a sonné dans la maison silencieuse et terne. Un accident, une femme et un enfant : la femme, leur fille ? Inconsciente. C'est la petite : il y avait dans son sac une enveloppe timbrée à leur adresse, avec un dessin...
Ils sont arrivés à temps à l'hôpital, à temps pour entendre « pardon » et pour fermer les yeux de leur fille, à temps pour retrouver Diaphane : traumatisme crânien, divers contusions et amnésie, sans doute passagère. Pour l'instant, l'enfant est maintenue dans un coma léger tout à fait réversible. Parlez-lui, surtout.
Oscar est resté au chevet de Diaphane. Il l'a regardée : une opale qui ne laissait transparaître que des nuances de gris. Alors, il l'a emmenée toute la nuit sur son dos ; ils sont allés au pied de l'arc-en-ciel. Avec sept petits pots, ils ont récupéré quelques larmes des sept couleurs. Et puis, tu sais, Diaphane, au pied de l'arc-en-ciel, il est un trésor : on peut retrouver là toutes les mémoires égarées. Mais il faut que toi, tu veuilles bien retrouver la tienne. Il a parlé longtemps. A l'aube, une infirmière est venue lui proposer un lit d'appoint dans une chambre désaffectée.
Quand le lendemain, Oscar et Mado sont arrivés dans sa chambre, la petite a souri, elle a dit papa, maman, et elle a crié « j'ai faim ! » : en attendant les plats, elle a raconté, son rêve de la nuit, une histoire d'arc-en-ciel, qu'elle a trouvé près de son lit une belle poupée qui chante... Les grands-parents ont bu avidement la déferlante de mots : un ruisseau ou plutôt, une rivière. Pourtant, quand le repas a été servi, elle s'est arrêtée. Elle a dégusté la terrine de saumon, les petits légumes, la tarte aux poireaux, la tartine de chèvre chaud et le fondant au chocolat sur lit de crème anglaise accompagné de son coulis de fruits des bois. Pendant que les grands-parents éberlués, prenaient un café, Diaphane a demandé si elle pouvait dessiner sur la nappe en papier. Elle a sorti de sa poche un crayon indigo et a dessiné un soleil, en chantonnant la chanson de la poupée.
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